Le Monde c’était l’héritage un peu empoisonné de la succession Pierre Bergé, qui s’était acoquiné avec Matthieu Pigasse et Xavier Niel en 2010 alors que le quotidien rencontrait une situation financière désastreuse, le mettant sérieusement en péril.
Au décès de l’homme d’affaires et mécène survenu en septembre 2017, Xavier Niel et Matthieu Pigasse ont entendu exécuter des dispositions préalablement convenues et se sont portés acquéreurs de parts de Pierre Bergé, réparties à 50% chacun, et se sont par voie de conséquence trouvés détenteurs de 64% du capital social de Le Monde Libre (LML), structure actionnaire du journal à 75%.
En face, Prisa, un groupe espagnol et un consortium de journalistes salariés du quotidien.
L’objectif ? «prolonger l’élan initié par Pierre Bergé en 2010, au moment où de graves difficultés économiques et plusieurs années de pertes menaçaient l’existence même des titres du groupe » avaient alors conjointement revendiqué Xavier Niel et Mathieu Pigasse, poursuivant « Xavier Niel et Matthieu Pigasse sont et resteront à parité au sein du capital du groupe Le Monde, avec le même nombre de parts et de droits de vote », et « leur engagement et leur investissement se situent dans la continuité de ceux de Pierre Bergé, avec la double exigence de poursuivre le développement de chacun des titres tout en préservant l’indépendance du Groupe et les valeurs qui fondent son identité » .
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des Monde, sauf que …
Le vœu pieu n’a pas survécu bien longtemps, Matthieu Pigasse cédant en octobre 2018, 49% des parts qu’il détenait dans le Nouveau Monde, sa holding personnelle, à Daniel Kretinsky, milliardaire tchèque opérant un véritable braquage sur les médias français, tout en annonçant entrer en négociation main dans la main avec ce dernier, pour la reprise des 20% des parts détenues par Prisa dans Le Monde Libre.
Situation monopolistique insoutenable sur le capital pour Xavier Niel, qui déclarait au mois de juillet dernier que si le projet devait aboutir, il vivrait cela comme une « véritable agression ».
Le 10 septembre dernier, un nouvel épisode se nouait dans ce qui prend l’allure d’une tragédie Shakespearienne contemporaine, plus de 460 journalistes du groupe de presse signant et publiant une tribune dans laquelle ils posent la question de l’indépendance de la rédaction, rejoints par 500 personnalités vendredi, parmi lesquelles Isabelle Huppert, Edward Snowden ou bien Salman Rushdie et Lech Walesa.
Matthieu Pigasse persiste, Xavier Niel signe.
Si le duo Pigasse / Kretinsky revendique clairement le souhaite d’oeuvrer « dans le seul intérêt du groupe Le Monde Libre et de ses collaborateurs avec pour unique objectif de conforter le plein respect de son indépendance éditoriale et rédactionnelle et de préserver ses équilibres ainsi que le pluralisme et la diversité de son actionnariat », Xavier Niel s’est quant à lui clairement exprimé sur le caractère fondamentalement intolérable de cette prise de contrôle.
Cela faisait un an que Matthieu Pigasse ne s’était pas exprimé publiquement sur le sujet.
C’est désormais chose réglée, puisque c’est dans les colonnes du Figaro et auprès de l’AFP, qu’il a tenu à justifier sa position.
Il y précise notamment en écho aux inquiétudes des journalistes qui rejettent l’arrivée de Daniel Kretinsky, qu’il n’a « ni l’intention ni l’objectif de céder le contrôle » de sa société Le Nouveau Monde, porteuse de parts du quotidien mais également de Télérama ou du courrier International, démentant ainsi toute intention de confier un quelconque monopole à son partenaire tchèque.
Sauf que Matthieu Pigasse et Xavier Niel avaient en son temps, soit au mois d’octobre 2018, consenti au Pôle d’indépendance, un « droit d’agrément » d’ores et déjà signé par Xavier Niel le 9 septembre dernier, conférant aux journalistes la capacité d’accepter ou refuser la prise de participation d’un nouvel actionnaire qui plus est si celui-ci entend peser son poids dans la balance dans l’avenir du journal.
Le mécanisme du droit d’agrément permettrait aux journalistes du Monde, d’accepter ou de refuser, par vote, l’entrée au capital d’un nouvel actionnaire contrôlant.
Une sorte de droit de veto, dont Pigasse et le Pôle d’indépendance discutent âprement les modalités depuis des mois, sans toutefois avancer.
Du résultat de ces négociations dépend largement le rôle à l’avenir de Kretinsky dans le Monde,car il y aurait dès lors lieu de fixer un prix à sa prise de participation, in fine déterminé par un expert indépendant et tel que le revendiquent les journalistes du Pôle d’indépendance.
Procédure qui laisse perplexe Matthieu Pigasse, qui tente maladroitement, en se défendant pourtant de vouloir engager Kretinsky sur la voie d’un actionnariat majoritaire, d’en négocier les modalités d’exercice.
Et libéralité à laquelle il avait pourtant consenti mais qu’il analyse depuis lors très curieusement comme l’exercice d’un « droit d’éviction ».
En tout état de cause, rendez-vous est pris entre le Pôle d’Indépendance et Matthieu Pigasse aujourd’hui.
Un ultimatum est fixé pour demain mardi par ce même Pôle d’indépendance, qui n’entend pas se laisser leurrer par des garanties non régulièrement et synallagmatiquement avalisées.
Tout du moins, c’est ce qui a été plus ou moins clairement sous-entendu par Jérôme Fenoglio, le Directeur du quotidien dans des propos tenus auprès de son confrère Libération, pour qui « l’argumentation de Matthieu Pigasse reste fondée sur des contre-vérités à la fois sur le montant et la nature du contrat de vente de ses parts à Daniel Kretinsky, l’an dernier. Si vraiment Kretinsky doit rester un actionnaire passif et minoritaire, alors qu’est-ce qui empêche Matthieu Pigasse de signer cet accord d’agrément qui ne s’appliquerait qu’en cas de prise de contrôle majoritaire? Si vraiment, il ne fait pas de plus-value dans cette opération, alors pourquoi ne pas révéler le montant Qu’a-t-il à cacher ? ».
Une situation pour laquelle Xavier Niel ne manque ni de souffle ni d’entraînement, pour l’avoir déjà plus ou moins vaguement vécue cet été sous un autre angle, dans le bras de fer l’ayant opposé à Iskandar Safa pour Nice-Matin.