Depuis plusieurs années, la France a mis en place un dispositif restrictif qui empêche les opérateurs télécom d’installer librement des équipements dits « non européens ». Ce cadre s’est concrétisé avec la promulgation de la loi dite « anti-Huawei » et par l’obligation de solliciter l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) pour toute demande d’intégration d’antennes ZTE ou Huawei. L’objectif, selon les autorités, est de défendre la sécurité nationale, notamment en protégeant les zones jugées « sensibles » ou « stratégiques ». Ainsi, les opérateurs sont invités à privilégier des équipements de fournisseurs européens (Nokia, Ericsson) ou, dans le cas contraire, à obtenir des autorisations spécifiques restreintes.
Free, un opérateur pourtant moins concerné que ses concurrents
Les interdictions imposées aux opérateurs touchent principalement Bouygues Telecom et SFR, déjà engagés dans le déploiement massif d’antennes Huawei, qui ont reçu l’ordre de retirer ou remplacer un grand nombre de ces équipements sur leur réseau. Free, de son côté, n’avait pas historiquement recours à Huawei ou ZTE pour son infrastructure. Cependant, l’opérateur souhaitait installer du matériel chinois dans certaines zones particulières, notamment à proximité de stades, pour des raisons de coût ou de performance. L’ANSSI a exprimé un refus catégorique, considérant que la loi ne prévoit pas d’exception, y compris dans des secteurs présentés comme moins « sensibles ».
Dès lors, Free a entrepris plusieurs recours en justice pour contester cette décision, soutenant que l’interdiction portait atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, ainsi qu’au principe de concurrence. Après des délibérations devant différentes instances, l’affaire est finalement remontée jusqu’au Conseil d’État.
Une victoire devant le Conseil d’État, mais un dossier pas encore clos
Le 10 mars, la plus haute juridiction administrative française a rendu une décision qui annule un précédent arrêt défavorable à Free, comme le rapportent divers médias, notamment Les Echos. La Cour a estimé que si la défense et la sécurité nationale justifient des restrictions, il ne faut pas oublier de prendre également en compte les impératifs économiques et de concurrence. En clair, la Haute juridiction invite le juge à pondérer les interdictions imposées par l’ANSSI avec la liberté du commerce et de l’industrie.
Sur le fond, le Conseil d’État semble reconnaître que l’interdiction totale pour Free d’utiliser des équipements Huawei peut avoir un impact substantiel sur ses marges et sa capacité à concurrencer efficacement les autres opérateurs. Toutefois, la juridiction n’a pas donné carte blanche à Free : elle a simplement renvoyé le dossier devant la cour d’appel, qui devra réexaminer la balance entre impératifs de sécurité et intérêts économiques.
Les enjeux pour la sécurité et la concurrence
Le gouvernement justifie depuis plusieurs années la limitation ou l’interdiction d’équipements chinois pour des raisons de souveraineté numérique et de sécurité, s’inscrivant dans une méfiance plus générale à l’encontre de certains acteurs non européens. L’ANSSI, en charge de la validation des demandes, redoute qu’un accès potentiellement exploitable par une puissance étrangère ne puisse menacer des zones stratégiques (bases militaires, centres de commandement, installations critiques, etc.). D’ailleurs, les refus de l’agence ne se limitent pas à Huawei : elle peut aussi interdire d’autres constructeurs jugés à risque.
Néanmoins, du côté de Free, l’argument renvoie à la liberté d’utiliser les équipements les plus compétitifs, d’autant que l’opérateur se trouve déjà contraint à d’autres égards (délais de déploiement, obligations de couverture, etc.). Si l’interdiction est jugée disproportionnée, elle pourrait limiter sa marge de manœuvre financière, sachant que des antennes européennes (Nokia, Ericsson) restent souvent plus onéreuses.
Un dénouement encore incertain
En renvoyant le dossier en appel, le Conseil d’État ne fait qu’ouvrir une nouvelle phase de ce bras de fer. Il reviendra à la juridiction de second degré d’évaluer si la protection de la sécurité nationale prime sans réserve, ou si l’ANSSI doit s’adapter pour ne pas pénaliser outre mesure la concurrence. L’issue influera certainement sur le paysage télécom en France :
- Si la cour d’appel valide une forme d’allègement, Free pourrait bien installer des antennes Huawei dans certaines zones jugées moins sensibles (par exemple, autour de stades), sous condition d’audits ou de clauses de sécurité renforcées.
- Si la cour d’appel confirme les restrictions actuelles ou les durcit, l’opérateur devra se plier aux mêmes règles que ses concurrents, faisant le choix de partenariats plus coûteux avec Nokia ou Ericsson, ou abandonnant purement l’idée d’utiliser du matériel Huawei.
Une décision qui dépasse le cas de Free
Au-delà de ce litige, la décision du Conseil d’État interroge sur le modèle français (et plus largement européen) de gestion du risque en matière d’équipements télécom. La France n’est pas la seule à avoir imposé une « loi anti-Huawei » ; l’Allemagne, la Grande-Bretagne et d’autres pays ont pris des mesures similaires. Les conséquences peuvent peser lourd dans un secteur où la rentabilité dépend, entre autres, du coût des équipements réseaux.
Les acteurs télécom, grands ou petits, sont donc suspendus à l’issue de ce recours. SFR et Bouygues Telecom ont déjà dû se conformer à des injonctions coûteuses, devant remplacer des milliers d’antennes Huawei en zone considérée comme sensible. Si la cour d’appel infléchit la vision de l’ANSSI, Bouygues et SFR seraient peut-être tentés de relancer leur offensive pour récupérer une partie de leur investissement, ou du moins faire valoir un avantage compétitif dans certaines zones.
Le fragile équilibre entre souveraineté et compétitivité
En définitive, l’affaire ne remet pas en cause l’esprit de la loi anti-Huawei, dont l’objectif demeure la préservation d’intérêts régaliens et la sécurité des communications. Cependant, il ressort de la décision du Conseil d’État que la liberté du commerce et de l’industrie, de même que le respect des principes de concurrence, doivent être intégrés dans la réflexion. C’est un rappel clair pour l’ANSSI : si la France veut affirmer sa souveraineté numérique, elle doit ajuster ses mécanismes de contrôle afin de ne pas étouffer la concurrence.
Pour Free, c’est une demi-victoire : si l’interdiction d’utiliser Huawei dans les zones sensibles n’est pas remise en cause, l’opérateur espère au moins pouvoir l’exploiter sur certains sites. Prochain épisode devant la cour d’appel, où se jouera l’équilibre entre le besoin légitime de sécurité nationale et la liberté du commerce, dans un marché télécom déjà sous haute tension.