Dans le marché du très haut débit, la question de la mutualisation des réseaux de fibre optique (FTTH) n’est pas qu’une affaire de déploiement technique : elle soulève aussi des enjeux financiers entre opérateurs. C’est ce que révèle l’affaire opposant Orange à Bouygues Telecom, tranchée en première instance par l’Arcep en 2022. Au cœur du litige, la restitution des contributions liées aux frais de mise en service du raccordement final d’une ligne fibre (soit le cheminement du dernier tronçon, du point de branchement jusqu’à la prise chez l’abonné).
Orange, opérateur d’infrastructure dans les zones très denses, fait facturer des « contributions » à l’opérateur qui souscrit un raccordement final pour un abonné. Quand ce dernier change d’opérateur, le raccordement est réutilisé et une restitution est censée être versée à l’opérateur sortant. Problème : la date et la méthode de calcul de cette restitution avaient suscité une contestation de la part de Bouygues Telecom, jugeant le mécanisme injuste et non transparent.
L’Arcep comme arbitre, Orange déçu du verdict
Saisie par Bouygues Telecom en 2022, la formation de règlement des différends, de poursuite et d’instruction (RDPI) de l’Arcep a donné raison à ce dernier. L’autorité a estimé que la restitution devait intervenir à la résiliation de la ligne (lorsque l’opérateur « perd » son abonné), et non à la reprise de la ligne par un nouvel opérateur. Cela vise à mieux refléter la réalité financière : dès lors qu’un opérateur cesse de servir un abonné, il n’a plus de raison de supporter les coûts d’un raccordement final réutilisable.
Contestant cette décision, Orange a fait appel. La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 4 mars 2025, a confirmé intégralement la décision de l’Arcep. C’est une validation d’une logique visant à clarifier la tarification et à éviter que les opérateurs « sortants » ne se retrouvent pénalisés à cause de doublons de facturation ou d’un manque de prévisibilité.
Une répartition des coûts mieux adaptée à la dynamique du marché
La Cour estime que l’ancien mécanisme chez Orange ne satisfaisait pas aux principes de pertinence et d’efficacité, ne répondant pas au besoin de prévisibilité nécessaire sur le marché B2B comme B2C. Elle reconnaît néanmoins qu’Orange ne devrait pas supporter la totalité des charges financières liées aux doublons, renvoyant les parties à une négociation de bonne foi pour ajuster la formule de calcul de la restitution.
Ainsi, tout en validant le choix du « fait générateur » (la date de résiliation de la ligne), la Cour ouvre la porte à un rééquilibrage pour éviter une charge unilatérale. Pour l’Arcep, ce renvoi à la négociation technique est cohérent avec son rôle de régulateur : encourager les acteurs à trouver une solution dans le cadre d’un dossier potentiellement très complexe en termes de coûts et de transparence.
Un enjeu qui dépasse le simple raccordement
Pour les entreprises, cet épisode met en lumière la complexité des offres fibre et du partage d’infrastructures, particulièrement dans les zones très denses où la concurrence est vive. Les opérateurs d’infrastructure (comme Orange) et les opérateurs commerciaux (Bouygues Telecom, Free, SFR, etc.) sont nombreux à se partager un même immeuble ou quartier. Dès lors, le raccordement final représente un « point de friction » potentiel : qui paie quoi, à quel moment, et sous quelle forme de compensation ?
Au-delà de la facture d’un simple raccordement, se posent des questions d’optimisation de coûts pour les déploiements multiples et la satisfaction client. Si un abonné d’une TPE ou d’une ETI désire changer d’opérateur pour obtenir un meilleur débit ou un meilleur service, il est dans l’intérêt de la régulation que la migration ne soit pas freinée par des coûts abusifs ou des calculs opaques. D’où l’intervention musclée de l’Arcep pour simplifier le modèle économique.
Une validation judiciaire rassurante pour la régulation
La Cour d’appel juge également que l’Arcep n’a pas « méconnu sa compétence » en choisissant de renvoyer les protagonistes à la table des négociations pour affiner la fameuse formule de calcul de restitution. Les questions liées aux rétroactivités, élément délicat en droit, sont également soldées : la Cour approuve l’idée que le changement soit appliqué dès le 23 juillet 2021, confortant la position de Bouygues Telecom.
Pour l’Arcep, cette confirmation dans un dossier technique et litigieux représente un signal fort : l’autorité dispose de l’appui judiciaire pour imposer un cadre tarifaire plus juste. Les entreprises, grandes consommatrices de fibre optique dans les zones denses, y gagnent en visibilité. Quant aux opérateurs, ils doivent tenir compte d’une régulation qui ne se limite pas au « quoi » (déploiement, mutualisation) mais touche aussi au « comment » (mise en service, partage des frais).
Des perspectives intéressantes pour l’avenir du FTTH
Alors que le déploiement de la fibre optique progresse rapidement, ces décisions de justice participent à l’établissement d’un écosystème commercial stable. Les opérateurs d’infrastructure sont encouragés à prendre en compte les besoins de mobilité et de flexibilité du marché, qu’il s’agisse de ménages, de PME ou d’acteurs publics. De leur côté, les opérateurs commerciaux savent qu’en cas de litige, la régulation ne tolérera pas de mécanismes financiers opaques ou contraires à la bonne concurrence.
In fine, cette affaire rappelle la complexité derrière la généralisation du très haut débit. Au-delà des messages publicitaires sur la vitesse de connexion, la dimension économique et contractuelle est également essentielle pour que chaque acteur puisse investir sereinement et rendre la fibre accessible. Dans ce jeu, la Cour d’appel de Paris vient d’arbitrer en faveur d’une tarification plus claire et plus équitable, soulageant l’Arcep et confortant Bouygues Telecom dans sa démarche. C’est une nouvelle pierre posée dans la construction d’un marché de la fibre plus transparent, au bénéfice des entreprises et des usagers.