Le vote favorable des actionnaires de Vivendi sur la division du groupe en quatre pôles représente un tournant majeur dans le paysage audiovisuel français. Contrôlé par Vincent Bolloré, cet acteur historique rassemblait jusqu’ici des participations de premier plan : Canal+, Havas, Louis Hachette Group et la holding Vivendi proprement dite. Sur le papier, la scission devrait permettre de mieux valoriser chaque filiale, les analystes reprochant depuis longtemps au conglomérat une décote en Bourse.
Reste que cette réorganisation soulève des interrogations sur l’avenir de Canal+ et, par extension, sur la distribution des chaînes dans l’Hexagone — un sujet sensible, notamment pour Free, partenaire et parfois rival du géant crypté.
Canal+ : un pilier devenu entité indépendante
Après le vote de l’assemblée générale, Canal+ s’apprête à devenir une société cotée à part entière (sur la Bourse de Londres). Cette émancipation, présentée comme un moyen de « déverrouiller » la valeur du groupe, n’occulte pas la dépendance historique de la chaîne envers l’investissement audiovisuel français. Toujours est-il qu’à partir de mi-décembre, chaque actionnaire Vivendi recevra automatiquement une part de Canal+, symbolisant la scission concrète sur le plan financier.
Si la direction se montre confiante, il n’en demeure pas moins que Canal+ opère dans un marché en mutation — entre la montée en puissance des plateformes de streaming et les défis liés à la diffusion sportive. À terme, la chaîne cryptée devra potentiellement ajuster ses budgets, et certains bruits évoquent déjà un allégement partiel de ses engagements dans la création nationale. Pour Free, qui collabore souvent avec Canal+ sur des formules incluant des chaînes premium, cette transformation pourrait impacter le contenu proposé aux abonnés.
Le rôle-clé de Vincent Bolloré, actionnaire de référence
La scission ne signifie pas que Vincent Bolloré lâche la main. Le groupe familial maintiendra des participations majeures dans chacune des entités, un schéma que d’aucuns comparent à une « cousinade » plutôt qu’à une rupture nette. Cela signifie que les décisions stratégiques, notamment en matière de relations contractuelles avec les opérateurs télécoms, restent largement influencées par la vision de Bolloré.
Du point de vue de Free, la stabilité de Canal+ en tant qu’acteur autonome peut être un atout : un partenaire qui gère directement sa rentabilité et ses contenus a plus de flexibilité pour négocier de nouveaux accords, ou renouveler ceux existants. En revanche, si la chaîne cryptée durcit sa politique tarifaire ou réduit son catalogue pour des raisons économiques, l’opérateur pourrait faire face à des discussions tendues quant à la distribution des chaînes premium dans les offres Freebox.
Les enjeux pour l’écosystème audiovisuel français
Parmi les filiales issues de la scission figure également Louis Hachette Group, qui agrège édition et certains médias. Tandis que Canal+ conserve son activité de télévision payante, des synergies internes qui existaient au sein de Vivendi pourraient s’amoindrir. L’éventuelle convergence entre le pôle édition (Hachette Livre, Europe 1, magazines) et la chaîne cryptée se fera désormais sur la base d’alliances commerciales ponctuelles, plutôt que sous la houlette d’un conglomérat unifié.
Pour Free, qui noue des partenariats avec différents groupes de médias, cette recomposition signifie qu’il faut rester vigilant sur la disponibilité des contenus. Un rapprochement entre d’autres acteurs (TF1, M6, Netflix, etc.) pourrait se concrétiser plus aisément si Canal+ est moins en mesure de proposer des bundles intégrés. En somme, la multiplication d’entités indépendantes transforme le jeu concurrentiel, élargissant à la fois les risques et les opportunités pour chaque opérateur.
Un contexte déjà sous tension
On note que Canal+ a récemment annoncé le retrait de certaines chaînes payantes de la TNT, après la décision de l’Arcom de ne pas renouveler la fréquence de C8 à l’échéance prévue. S’y ajoutent 250 postes supprimés, selon l’intersyndicale, soulignant la tension financière à laquelle la chaîne cryptée doit faire face. Dans un tel climat, l’agilité apportée par une indépendance boursière permettra-t-elle à Canal+ de consolider ses relations avec les opérateurs, dont Free ? Ou, au contraire, de réduire les coûts au détriment d’offres attractives pour le public ?
Free, de son côté, surveille de près ces mouvements, sachant que la valeur ajoutée des formules Freebox repose en bonne partie sur l’accord TV by Canal, plébiscité pour ses contenus cinéma et sport. Les discussions autour de la chronologie des médias, la redistribution d’autres bouquets et les futures exclusivités joueront dans la balance : l’opérateur n’aura guère intérêt à revoir trop à la baisse la richesse de son catalogue, sous peine de rendre ses offres moins concurrentielles face aux mastodontes du streaming.
Les perspectives à moyen terme
L’effet immédiat de la scission sur la relation Free-Canal+ sera sans doute limité. Les contrats de distribution en cours demeurent, et Bolloré n’a pas publiquement manifesté un souhait de casser ces alliances lucratives. Toutefois, la scission renforce l’hypothèse d’une chaîne cryptée plus autonome, qui pourrait se montrer plus sélective dans ses investissements ou renégocier à la hausse certaines conditions. D’un autre côté, elle peut aussi chercher de nouveaux relais de croissance, bénéficiant aux offres groupées avec Free.
Sur le long terme, cette nouvelle structure boursière pourrait rééquilibrer un marché où la concurrence de Disney+, Netflix ou Amazon Prime Video se fait de plus en plus lourde. Quoi qu’il en soit, Free devra constamment ajuster sa stratégie pour continuer d’offrir, aux abonnés Freebox, un catalogue compétitif incluant le meilleur de la télévision payante. Le démantèlement progressif de Vivendi est donc bien plus qu’un simple réalignement actionnarial : c’est un signal fort que l’industrie du divertissement français vit une ère d’éclatement, où alliances et conventions se renégocient sans cesse, pour s’adapter à un public fragmenté.